XV
Ravis courut en direction du bruit. Bien qu’il n’ait jamais mis les pieds à Castel Bess auparavant, la disposition des lieux lui était familière. Les Garizons bâtissaient toutes leurs forteresses sur le même modèle.
Mentalement, il comptait leurs effectifs. Trois hurlements signifiaient trois hommes en moins, peut-être davantage. Après avoir fait passer sa dague dans la main gauche, il tira son épée. Il aperçut au loin Camron qui franchissait la cour intérieure au pas de charge. Ses cheveux étaient trempés de sueur. Il envisagea de lui crier de l’attendre, puis rejeta l’idée. Camron n’écouterait personne avant d’avoir atteint le portail.
Alors que Ravis s’élançait sur le gravier fin de la cour, un rugissement de bête déchira la nuit. On aurait dit un hurlement de loup mais plus grave, plus froid. Les poils se dressèrent sur sa nuque. Il avait entendu les harras s’interpeller dans la vallée des Pierres brisées. Ce cri n’avait rien de semblable. Avalant l’air à pleins poumons, il traversa la cour sur les pas de Camron.
L’odeur le frappa moins d’une minute plus tard. Elle lui déclencha des haut-le-cœur. Jadis, bien des années auparavant, il avait reçu pour mission de patrouiller sur le périmètre du domaine d’un seigneur de guerre de Terhas. Un matin, il était tombé sur deux hommes en train de retourner un carré de terre. Ils exhumaient les corps de deux voleurs de bétail auxquels le seigneur avait pardonné à titre posthume. Enterrés depuis dix jours, les cadavres tombaient en morceaux entre les mains des fossoyeurs. Ravis se rappelait encore de la puanteur. C’était la même qu’il humait ce soir. Celle de la chair en décomposition, du sol humide et de la mort.
Crachant pour se nettoyer la bouche, Ravis s’approcha de la première enceinte. Une poignée d’hommes s’affairaient à barricader la porte. Camron se tenait d’un côté, parlant avec un jeune homme aux cheveux bruns. Deux archers postés au sommet de la tour est tiraient sur des cibles de l’autre côté de la muraille.
Ravis s’essuya la cicatrice avec le poing. La situation était plus grave qu’il ne le craignait. La première enceinte avait été forcée. Quelque chose avait réussi à pénétrer à l’intérieur et se trouvait désormais dans la cour principale de Castel Bess.
Le grondement de la mer se fit plus fort à mesure qu’ils s’approchaient du deuxième escalier. Les dalles de pierre devenaient plus grossières, plus humides. Beaucoup se relevaient quand on marchait dessus, dévoilant une face inférieure grouillante de vermine. Il faisait très noir. Même avec deux candélabres entièrement allumés, l’on n’y voyait qu’à quelques pas de distance. Les parois de granit absorbaient la lumière, ne restituant qu’une maigre lueur ambrée qui leur faisait plisser les yeux. Par endroits de curieuses paillettes de lumière scintillaient dans la pénombre, comme des joyaux ; Emith expliqua qu’il s’agissait de cristal de roche.
Lourdement chargée par le matériel de scribe d’Emith, Tessa avait bien du mal à mettre un pied devant l’autre. Le plafond descendait si bas qu’elle devait progresser courbée en avant, et ses poumons s’en ressentaient douloureusement.
Caisses, coffres, meubles recouverts d’un drap, tonneaux de bière, têtes d’animaux empaillées, trophées d’armes rouillés, cibles pour le tir à l’arc et diverses cages en fer, pinces et autres outils qui étaient peut-être d’anciens instruments de torture s’alignaient le long du mur. Une odeur d’iode et de moisissure s’insinuait partout et, quand Emith et Tessa tournèrent au bout du couloir pour s’engager le long d’une volée de marches grossières, elle ne fit que se renforcer à chaque pas.
L’une des chandelles s’éteignit, puis une autre. Emith et Tessa échangèrent un regard. Une brise légère leur effleura les joues. Tessa sentit ses orteils se mouiller. Des flaques s’étaient formées au creux des marches, et de vieilles traces blanchâtres de sel s’échelonnaient le long du mur.
« Si la copie se trouve bien là-dessous ainsi que vous le pensez, demoiselle, dit Emith, espérons que le frère Ilfaylen aura eu la prévoyance de la ranger en hauteur. »
Ils mirent plusieurs minutes à descendre les marches. Emith offrit plusieurs fois à Tessa de l’aider à porter ses sacs mais elle refusa obstinément. Toutes sortes d’objets s’entrechoquaient à l’intérieur : palettes en bois, pots de peinture et coquilles à mélanges qui cliquetaient comme des crabes. Emith ne cessait de renverser de l’eau avec sa cruche mais affirmait qu’il ne lui en fallait pas beaucoup, « rien qu’une goutte ».
Lorsqu’ils parvinrent enfin au bas des marches, ce fut Emith qui décida quelle direction ils devaient prendre. « L’aile devrait se trouver par ici », annonça-t-il en choisissant un tunnel étroit à peine assez large pour que deux personnes s’y tiennent côte à côte.
Le souffle laborieux, Tessa lui emboîta le pas. Elle avait l’esprit en deux endroits : là, avec Emith, à la recherche de la copie d'Ilfaylen, et là-haut, avec Ravis et Camron. Inconsciemment, elle accéléra l’allure. Bien que plusieurs étages la séparent de Ravis, ils poursuivaient tous deux le même but et il lui semblait soudain très important de mettre la main sur l’enluminure d’Ilfaylen aussi vite que possible. Le temps pressait. Quand bien même Ravis et Camron parviendraient à défendre la forteresse contre les harras – ou Dieu savait quoi d’autre –, Izgard et son armée ne tarderaient plus. Tessa sentit son cuir chevelu se resserrer autour de son crâne. Après leur arrivée, ils seraient cernés.
« Vous allez bien, demoiselle ? Vous semblez toute pâle. » Emith approcha une bougie de son visage.
« Non, ça va. Vraiment. Dépêchons-nous. » Sa voix sonnait peu convaincante même à ses propres oreilles et Tessa baissa les yeux, fuyant le regard d’Emith.
Le tunnel s’enfonçait régulièrement. Des passages s’ouvraient tous les quelques pas sur des salles naturelles. La lueur vacillante des chandelles donnait alors des aperçus de hautes voûtes hérissées de stalactites, de parois de pierre bâties autour de saillies rocheuses et de bassins d’eau calme d’un bleu surnaturel. De temps à autre, Emith s’arrêtait, passait la tête dans une grotte et annonçait : « Non. Celle-ci n’est pas ovale, demoiselle. » Les échos engendrés avaient de quoi rendre fou.
La galerie s’acheva brusquement. Trois issues s’offraient à eux : deux relativement larges, striées de coups de burin à l’endroit où les maçons avaient taillé la roche, et une troisième plus étroite, guère plus qu’une fissure dans la paroi de granit.
Emith se dirigea vers la première des grandes ouvertures. « Ce chemin devrait nous conduire juste en dessous de l’aile est.
— Non, aboya Tessa, si rudement qu’Emith eut un mouvement de recul. Prenons plutôt par ici. » Elle leva le bras en direction de la faille dans le rocher. Quelque chose dans sa forme lui faisait penser au chiffre mal formé sur le motif d’Ilfaylen.
Emith la dévisagea un instant, cligna des paupières, puis s’avança vers la faille en levant les candélabres bien haut. Tessa se réjouit qu’il ne lui demande pas la raison de ce choix, car elle la connaissait à peine elle-même.
La faille était une gueule béante ouverte dans la roche. En se glissant à l’intérieur, Tessa accrocha la manche de sa robe à une arête ; lorsqu’elle voulut dégager son bras, le tissu se déchira avec un bruit léger qui roula à travers la caverne. Tessa jura. Elle sentit un filet de sang couler le long de son bras. Forçant le passage, elle retrouva Emith de l’autre côté, qui secouait la tête.
« Aucun ovale ici, demoiselle. »
Tessa examina les lieux. Ils se tenaient dans une petite grotte au plafond bas entièrement naturelle. Le sol était dur, inégal, et des flaques s’étaient formées dans les creux. Des veines de cristaux scintillaient le long des parois.
« Le chemin se poursuit-il ? » demanda Tessa en frottant l’écorchure qu’elle avait au bras.
Emith jeta un bref coup d’œil vers sa droite. « Pas vraiment, demoiselle. »
Suivant son regard, Tessa aperçut une petite ouverture au pied de la paroi du fond. Elle semblait tout juste assez large pour se glisser à l’intérieur. Quand elle se retourna vers lui, Emith secoua la tête.
« Sûrement pas, demoiselle. Ilfaylen n’était plus un jeune homme. Il n’aurait jamais tenté de s’introduire là-dedans. »
Un animal hurla dans le lointain. Son cri claqua dans la grotte comme un coup de fouet, tuant aussitôt tous les échos.
Tessa sentit sa bouche se dessécher. Emith leva vivement les yeux au plafond, puis les baissa sur ses pieds. Lâchant ses sacs, Tessa traversa la grotte. Elle allait se faufiler dans ce trou, et advienne que pourra.
Emith lui courut après. « Demoiselle...
— Non, Emith. » Tessa secoua la tête sans se retourner. « Camron nous a raconté qu’il n’était qu’un gamin quand il s’est égaré par ici – et pour quoi sont justement célèbres les petits garçons ? » Elle répondit elle-même à sa question. « Pour se fourrer dans les moindres coins et recoins qu’ils peuvent trouver. »
Remontant ses manches en lambeaux afin d’appuyer son propos plus que pour une quelconque considération pratique, Tessa s’agenouilla devant l’ouverture. Elle préférait éviter de se demander quelle créature pouvait avoir un cri assez perçant pour leur parvenir à travers une telle épaisseur de roche. Se faire violence l’aidait à refouler ce genre de pensées ; elle se faufila donc dans le passage.
Le rocher lui érafla la joue, puis le menton. Les yeux clos, retenant son souffle, elle glissa ses épaules et son torse dans la fissure étroite. Un courant d’air frais sur son front lui fit ouvrir les yeux. Tout était noir. Lançant les mains devant elle, elle tâtonna à la recherche de prises pour se hisser de l’autre côté. Son bras se remit à saigner en heurtant une arête. Une goutte de sueur lui coula dans l’œil. En proie à un début de panique, Tessa détendit brusquement ses pieds et se propulsa en avant.
Elle parvint finalement à s’extraire de la roche pour déboucher dans la grotte adjacente, non sans laisser une certaine quantité de cheveux, de lambeaux de robe et de bouts de peau dans l’affaire. Dès qu’elle eut dégagé ses jambes et ses pieds, elle lança à Emith : « Passez-moi de la lumière. »
Quelques secondes plus tard la main d’Emith sortait de l’ouverture, tenant une bougie allumée. Tessa essuya son visage en sueur et couvert de poussière, prit la bougie puis se retourna et l’éleva dans la pénombre.
La grotte était imposante. Des cristaux de sel et de quartz scintillaient sur le sol et les parois. De grandes colonnes de pierre montaient vers le plafond, pareilles à des arbres fossilisés. D’étranges rochers s’amoncelaient à leurs pieds, lisses et plats comme des galets géants. Le sol de la caverne était une dalle bosselée, crevassée, où les dépôts de sel et autres minéraux formaient de pâles anneaux blancs, bleus, verts et ambre autour d’une dizaine de bassins peu profonds.
Avec sa bougie à bout de bras, Tessa dessina un lent arc de cercle devant elle. Plissant les yeux pour fouiller les ténèbres, elle put distinguer le contour général de la grotte. Le poil se hérissa sur son bras.
Elle se trouvait dans la salle ovale.
Tessa déglutit avec difficulté. Les larmes lui vinrent aux yeux. Elle fut soudain envahie par une vague d’émotions : peur pour ceux qui défendaient la forteresse, amour pour Ravis et Emith, ainsi qu’un chagrin cuisant lorsqu’elle repensait à la mère Emith. Tout était vrai. Les éphémères, le Dépouillement, l’enluminure d’Ilfaylen afin de lier la Ronce d’or. Tout.
« Demoiselle, l’appela Emith de l’autre côté du passage. Tout va bien ? Dites quelque chose, je vous en prie. »
L’inquiétude qui perçait dans la voix d’Emith força Tessa à recouvrer son sang-froid. Le moment était mal choisi pour se poser des questions métaphysiques. Il fallait accepter la vérité et avancer.
« Je vais bien, Emith, lui lança-t-elle en examinant la salle à la recherche d’un recoin où dissimuler un coffre, un sac ou une presse à manuscrits. Je me trouve dans la pièce ovale. Le sol m’a l’air plutôt instable – je resterais où je suis, si j’étais vous.
— Non, demoiselle. Je ne peux pas vous laisser toute seule. Je vais...
— S’il vous plaît, Emith, s’écria Tessa en lui coupant la parole, ne bougez pas. Vos épaules sont plus larges que les miennes. Vous risqueriez de vous coincer. » Tout en disant cela, elle s’écarta de la faille en testant prudemment le sol du bout du pied. Il tint bon. Elle fit passer son poids sur son pied et choisit son chemin pour gagner le centre de la grotte.
Des cailloux et des éclats de roche roulaient sous ses semelles tandis qu’elle enjambait flaques et galets géants entre les vastes colonnes de pierre. La lueur de sa bougie faisait apparaître des champignons translucides en forme d’oreilles dans les recoins humides entre les rochers. Tessa n’aimait pas du tout leur aspect et changeait de direction chaque fois qu’elle en repérait d’autres.
En grimpant de rocher en rocher, elle prit conscience qu’elle marchait sur les pas d’Ilfaylen. Le scribe légendaire avait trouvé moyen de se glisser par l’ouverture jusque dans cette salle. Il avait dû la traverser dans un état d’esprit assez proche du sien : prenant garde à ne pas poser le pied n’importe où, attentif à ne pas troubler la paix du lieu. Cette grotte avait l’immensité et le calme d’un mausolée.
En arrivant près du centre, Tessa abaissa sa bougie et commença à scruter les ombres entre les rochers et les pierres en porte-à-faux. Elle était certaine que la copie se trouvait quelque part à proximité – le point doré figurait au beau milieu de l’ovale bleu. Ne trouvant que des traînées de sel et d’autres champignons, elle poursuivit ses recherches plus haut, sur l’une des colonnes naturelles qui traversaient la grotte du sol au plafond.
D’épais tortillons de pierre formaient des lignes d’ombre, des creux béants et des recoins noueux comme sur un tronc d’arbre. Après avoir fixé la bougie dans une flaque de sa propre cire, Tessa entreprit de tâtonner le long de la roche. Elle la trouva froide et lisse, humide là où des filets d’eau suintaient du plafond. Ayant exploré vainement tous les endroits à sa portée, Tessa passa à la colonne suivante. Ilfaylen avait manifestement été de petite taille – sans quoi il n’aurait jamais pu se faufiler à l’intérieur de la grotte –, de sorte que la copie ne pouvait se trouver à une trop grande hauteur. Tessa écarta l’idée qu’il ait pu escalader une colonne – le risque de la voir s’effondrer sous son poids aurait été trop important.
La roche grise mouchetée d’ambre de la deuxième colonne était striée de fissures et de crevasses. Le sol qui l’entourait, composé de cailloux et de roches disjointes, n’était guère rassurant ; Tessa le sentait bouger sous ses pieds. Certains fragments semblaient s’être détachés de la colonne et elle se demanda si son exploration ne risquait pas d’en faire tomber d’autres. Jetant un œil vers la voûte, elle vérifia qu’aucune branche ou renflement n’était sur le point de se décrocher. Notant un peu trop de saillies friables à son goût, elle se recula d’un pas.
Une pierre se déroba sous son talon, et Tessa se sentit basculer. Elle bondit en avant par réflexe, voulant se retenir à la colonne pour recouvrer son équilibre. Mais une portion de roche se détacha instantanément sous sa main, et Tessa s’écrasa de tout son poids contre la pierre. Quelque chose craqua. La colonne entière trembla. De la poussière tomba dans les yeux de Tessa, une pluie de fragments s’abattit autour d’elle et la bougie s’éteignit. Puis, alors que Tessa levait les mains au-dessus de sa tête afin de se protéger des débris, un énorme bloc de pierre s’écrasa à ses pieds. Explosant à l’impact, il projeta plusieurs éclats dans la partie exposée de son corps.
La poussière envahit la grotte. Des échos roulèrent contre les parois. Tessa entendit Emith crier son nom dans le lointain.
Immobile ; elle demeura parfaitement immobile, attendant que les échos s’évanouissent et que la grotte retourne à la normale. Elle saignait du bras et de la jambe gauches, sans avoir vraiment mal. La poussière obstruait sa gorge et ses poumons, rendant sa respiration difficile. Elle avait beau savoir que le mieux consistait à ne pas bouger en attendant qu’Emith la rejoigne avec une lumière, elle décida de se déplacer sur la gauche, loin de la poussière qui volait du rocher. L’incapacité à respirer de l’air frais lui rappelait trop cette nuit funeste dans la caverne aux fromages.
Posant la main gauche sur le sol au milieu des débris, elle pivota sur le côté. Mais au moment de ramener sa main, ses doigts frôlèrent quelque chose qui ne ressemblait pas à de la roche.
« Que chacun recule pendant que je verse l’huile ! rugit Ravis par-dessus les craquements du bois qui se fendait et des poutres que l’on martelait. Reculez, et restez en arrière. » Il gravit les dernières marches jusqu’au sommet du portail avec, entre les dents, un bout de bois enveloppé d’un chiffon, un silex dans une bourse qui se balançait à sa ceinture et contre la poitrine, un plein tonnelet d’huile de lampe.
L’air était noyé de fumée – la faute aux créatures, et non à eux – et les yeux de Ravis le piquèrent lorsqu’il se dressa directement au-dessus de la pile de petit bois, de meubles, de paille et de tapisseries murales que Camron et ses hommes venaient d’ériger. À quelques pas devant le portail, sur le gravier dégagé de la cour intérieure, ce bûcher de fortune avait été dressé dans l’intention de ralentir l’ennemi. Les monstres d’Izgard forceraient l’entrée d’une seconde à l’autre désormais ; et il était grand temps de leur donner à réfléchir.
Ainsi ils voulaient jouer avec le feu, hein ? Ravis planta sa dague dans le couvercle du tonnelet pour en détacher les planches. Ma foi, on allait pouvoir vérifier s’ils brûlaient bien.
Posant le tonnelet en équilibre au-dessus du rempart, il versa l’huile de lampe sur le bûcher en contrebas. Alors qu’il versait les dernières gouttes, le portail entier trembla. La porte elle-même fut secouée vers l’avant. Les gonds métalliques crissèrent. La barre de retenue grinça comme un bateau en mer. Ravis fit basculer le tonnelet à la suite de l’huile puis sortit son silex de sa bourse. Il n’ôta pas le morceau de bois de sa bouche. Pas encore.
Avalant une gorgée de salive mêlée de naphte, Ravis jeta un coup d’œil à travers la cour. La lumière accrochait les arcs bandés de leurs quatre archers, les hommes eux-mêmes n’étant que des ombres derrière la corde. De part et d’autre, leurs huit épéistes survivants attendaient, l’arme au clair, le bouclier levé. La plupart portaient une cotte de mailles ou une cuirasse. Tous avaient un casque. Aucun n’avait d’armure complète. Le bout de bois entre ses dents l’empêchait de sourire, mais Ravis secoua la tête. Camron et ses hommes s’étaient enfin rendus à ses arguments.
Comme s’il avait compris la raison de son geste, Camron lui adressa un salut de la main. De tous ceux qui formaient un demi-cercle autour du bûcher et du portail, il était le plus déterminé, quelques pas en avant des autres, les phalanges blanchies autour de la poignée de son épée. Il ne voulait pas affronter ses compatriotes, mais le ferait pourtant, dans l’espoir de pouvoir épargner un grand nombre de vies plus tard lorsque l’armée d’Izgard parviendrait devant Bay’Zell. Ravis ignorait si une telle chose serait possible mais ne se sentait pas d’humeur à démolir les croyances de Camron. Il commençait à peine à se rappeler ce que c’était d’en avoir soi-même.
Un énorme craquement s’éleva de derrière le portail. À ce bruit, Ravis sortit le bout de bois de sa bouche où le chiffon imbibé de naphte était resté humide pendant qu’il grimpait les marches – tenu à la main, il aurait séché en quelques secondes – et le lâcha par terre pendant qu’il allumait son briquet. Alors qu’il frappait le silex à bout de bras, une bouffée d’air frais le cingla au visage.
Crac !
Au moment précis où jaillissait l’étincelle, quelque chose s’enfonça à travers la porte. La barre de retenue éclata hors de ses arceaux, brisée en deux ; le portail et l’enceinte tremblèrent. La porte plia, arrachant ses ferrures dans sa chute comme des os disloqués. L’air s’emplit de craquements et de bris de bois.
Ravis se cramponna au rempart en se penchant pour ramasser son bout de bois. Déjà presque sec, le chiffon prit feu avec un bruit léger, dans une explosion de flammes blanches et bleues. La tête rejetée en arrière, de crainte que des traces de naphte autour de sa bouche ne s’embrasent au contact d’une étincelle, Ravis le tendit au-dessus du rempart, attendant que la première créature émerge de l’autre côté.
Il n’eut pas longtemps à patienter. Une fraction de seconde plus tard, une silhouette sombre jaillissait à travers les débris de la porte. Invoquant les anciens dieux – tous les cinq, diable inclus –, Ravis lâcha le bout de bois enflammé sur le bûcher arrosé d’huile.
À l’instant où le chiffon quittait sa main, il courut à travers le chemin de ronde, droit vers l’escalier. Le feu prit alors qu’il posait le pied sur la première marche. Moins volatile que le naphte, l’huile de lampe prit feu avec un léger hoquet, en écoulant des ruisseaux de flamme jaune au cœur du brasier.
Tentures et draperies s’embrasèrent instantanément, dressant une redoutable barrière de feu.
Quelque chose hurla. Jetant un coup d’œil vers le bas en dévalant les marches, Ravis vit une créature franchir les flammes en se débattant. Une deuxième suivit, en feu elle aussi. Et derrière, dans les ombres au-delà du portail, d’autres s’avançaient.
Ravis passa une phalange sur sa cicatrice. Quels étaient ces monstres, par Dieu ?
Si sombres que la lueur du feu glissait sur eux, ils semblaient aspirer la noirceur de la nuit, consumer l’espace, l’air et la lumière. Imposants, mais d’une vivacité liquide, ils incarnaient le parfait contraire de tout ce que pouvait réchauffer le soleil. La bouche de Ravis se dessécha d’un coup. Il avait beau scruter les détails, les créatures défiaient l’examen, pareilles à des reflets sur un lac ridé.
De nouvelles créatures franchirent le portail et le rideau de flammes. Certaines s’embrasèrent, d’autres non, mais le feu n’en ralentit aucune.
Alors que Ravis débouchait sur le gravier de la cour, Camron cria un ordre et les archers lâchèrent leurs traits. Les flèches fendirent la nuit : fines taches grises qui s’enfonçaient dans la pénombre en bourdonnant. Ravis sentit leur souffle contre sa peau. Moins d’une seconde plus tard il les entendit s’enfoncer dans le torse des créatures.
Des os craquèrent. La peau perforée se déchira avec un froissement. Les créatures hurlèrent et rugirent. Mais aucune ne tomba.
Des flèches en plein torse, tirées à l’arc long à une centaine de pas, et pas un adversaire couché sur le flanc. Ravis humecta la barre froide de sa cicatrice. Sous ses yeux, d’autres créatures s’avancèrent à travers les restes gauchis de la porte. Piétinant les flammes, elles écrasaient le feu avec leur masse, facilitant d’autant le passage de celles qui les suivaient. Indifférentes aux flammes ou aux flèches malgré leur chair qui saignait et grillait, elles se répandirent dans la forteresse.
Ravis tira simultanément son épée et sa dague et vint se placer au côté de Camron. Il y avait vingt et un ans qu’il n’avait plus livré bataille aussi désespérée.
« Non, demoiselle. » Emith repoussa l’étui en cuir vers Tessa. « À vous de l’ouvrir. Ce n’est que justice. »
Tessa hocha la tête. Sa gorge était si sèche qu’elle la faisait souffrir à chaque respiration. Quand elle leva la main vers l’étui brun, craquelé par les siècles, un peu de sang coula le long de son bras. Elle pressa sa paume contre la plaie et s’accorda un moment pour reprendre ses esprits.
Tout s’était déroulé si vite : l’effondrement de la colonne, l’éclatement du bloc de pierre contre le sol, l’obscurité, ses doigts qui palpaient la patine du vieux cuir parmi les débris, puis Emith qui pénétrait dans la grotte pour venir la sauver, apportant de la lumière pour ses yeux, de l’eau pour sa gorge et de l’alcool pour ses plaies. Emith s’était montré si doux envers elle – exactement comme avec sa mère. En le voyant panser ses entailles les plus sérieuses, toujours attentif à ne pas lui faire mal, Tessa comprit qu’il avait besoin de s’occuper de quelqu’un. C’était ce genre d’homme.
À eux deux, ils avaient déblayé les alentours de la colonne et récupéré l’étui en cuir dans la poussière. Tessa ignorait si l’étui s’était trouvé caché sous le bloc qui s’était détaché ou quelque part dans la colonne avant que l’impact ne la disloque. Cela n’avait pas d’importance. La marque d’Ilfaylen figurait dessus, et entre l’instant où elle avait aperçu le L stylisé jusqu’au moment présent, où Emith et elle se tenaient assis en tailleur dans la petite salle au plafond bas adjacente à la grotte ovale, tout le reste avait passé comme un brouillard.
À ses pieds, devant elle, était posé un portfolio en cuir ayant appartenu jadis à Ilfaylen.
« Là, demoiselle, annonça Emith en plaçant les deux candélabres devant Tessa. J’ai rallumé toutes les bougies. Vous devriez avoir suffisamment de lumière pour peindre. »
Peindre ? Tessa avala sa salive. Voilà pourquoi la bague l’avait fait venir jusqu’ici : pour peindre une enluminure afin de libérer la Ronce. Portant machinalement la main à son cou et aux barbillons dorés, Tessa croisa et soutint le regard d’Emith. « Je vais avoir besoin de votre aide, Emith, lui dit-elle. Je sais si peu de chose. »
Emith n’hésita pas. « Demoiselle, la force de mon corps, la compétence de mes mains et les connaissances de mon esprit sont vôtres. Je ne prétendrais pas être un grand homme féru de savoir, mais le peu de talent que j’ai pu acquérir comme assistant de frère Avaccus puis de maître Deveric, je vous l’offre volontiers. » Il sourit doucement, les yeux brillants. « Mère n’aurait pas voulu qu’il en soit autrement. »
Tessa pinça les lèvres, incapable de sourire ou même de parler. D’abord Ravis, puis Emith. Qu’avait-elle fait pour mériter l’amour du premier et une loyauté aussi totale de la part du second ?
Gardant la question dans un coin de son esprit, elle se pencha sur le portfolio, trancha ses cordons avec le couteau lunulaire qu’Emith transportait dans son sac, et écarta la couverture.
De la poussière de roche et de cuir s’éleva le long de la reliure. Des odeurs confinées depuis cinq cents ans se répandirent avec : sueur, relent âcre de vieux cuirs et senteurs chimiques d’une douzaine de pigments. Tessa sentit le cuivre, l’arsenic, différents sulfates, l’ammoniaque et bien d’autres. Les mains tremblantes, le cœur battant, elle posa des cailloux aux quatre coins de l’étui et en examina le contenu : un manuscrit dans une presse de fortune, faite de deux plaques de hêtre serrées au moyen d’une ficelle. Une lettre, pliée en quatre et cachetée à la cire, trônait dessus. Sous la presse reposait un carré de laine ou de tissu, soigneusement plié et emballé lui aussi. Des particules de poudre brillaient dans l’épaisseur de l’étoffe.
Tessa respira profondément. À côté d’elle, Emith se tenait aussi immobile que la roche environnante. Les flammes des candélabres vacillaient, donnant un éclairage qui fluctuait sans cesse. Le quartz scintillait. Le bruit du ressac roulait dans la caverne comme les battements d’un cœur. Tessa ramassa la lettre et rompit le sceau. Tracés à l’encre sépia, les caractères étaient fins mais encore parfaitement lisibles.
Ami,
Ne me déteste point. Il est inutile de nommer le mal que j’ai commis, nous connaissons tous les deux la nature de mon acte. Je suis un vieil homme qui a rompu nombre de vœux : ne songe point à l’orgueil qui a précipité ma chute, mais plutôt à la foi qui m’a relevé.
Agis promptement d’après ce que je te laisse. Je jure que c’est une transcription aussi précise qu’il m’a été donné de peindre. Suis-la bien, elle te conduira aux quatre lieux où il te faut aller.
Puissent tes pigments couler souplement de tes pinceaux, et ton œuvre débuter et finir au sein de ton cœur.
Dans l’attente éternelle du pardon,
Ilfaylen
Tessa ferma les yeux, le front barré par la douleur. Elle sentit Emith lui ôter la lettre des doigts. Seule la mer brisait le silence pendant qu’il lisait.
Une minute plus tard, il lâcha d’un ton sourd et mal assuré : « Oh, demoiselle. Il avait un tel fardeau sur les épaules.
— C’est moi qui le porte désormais, Emith, rétorqua Tessa, surprise par la dureté de sa voix. Et Avaccus l’a porté également, en le gardant pour lui si longtemps que ses os s’étaient changés en plomb. » Elle frissonna en se rappelant le vieux moine dans sa grotte. Elle ne voulait pas finir comme lui.
Allongeant le bras, Tessa dégagea le paquet de laine de sous la presse. Des particules de poudre noire s’en détachèrent quand elle le posa dans son giron. Le châle d’Ilfaylen. Lorsqu’elle commença à le déplier, la poudre s’envola en nuage – la caséine qui la fixait à la laine autrefois était tombée en poussière depuis longtemps. Tessa s’interrompit avant d’ouvrir complètement le châle et le passa à Emith afin qu’il le mette de côté. Elle ne voulait pas que son premier aperçu de l’enluminure soit une vague empreinte en négatif et sans couleurs.
Emith manipula le châle avec autant de soin que s’il était en verre soufflé. Suivant l’exemple de Tessa, il ne l’ouvrit pas davantage. « Vous aviez raison, demoiselle, dit-il en le déposant sur le sol. À propos de tout : de la copie, de la ponce et du châle. »
Tessa secoua la tête, ne voulant entendre aucune félicitation. Elle n’avait rien fait que relier quelques détails par le même fil. Emith en aurait fait autant s’il avait eu connaissance de tous les faits.
Écartant la question d’un haussement d’épaules, Tessa posa la main sur la presse. Les panneaux en hêtre étaient rugueux, craquelés et commencèrent à se détacher dès qu’elle eut coupé un premier bout de ficelle. Elle défit les nœuds restants, maniant le bois avec prudence afin d’éviter les échardes, puis ouvrit comme un livre la presse qui se désintégrait. Elle tomba nez à nez avec une feuille de protection en parchemin jauni, qu’elle écarta pour contempler enfin l’enluminure.
La poussière retomba. La lueur des bougies cessa de trembloter. La mer se fit calme comme un lac. L’air de la grotte se condensa, devint lourd et chargé d’électricité, comme à l’approche d’un orage. Tessa avait à peine conscience de ces détails : ils étaient insignifiants, pareils aux rideaux qui s’écartent pour dévoiler la scène. Seule importait l’enluminure elle-même.
Le rouge, l’or et le noir étaient ses couleurs principales. Des lignes de pigment rouge sang pulsaient à travers la page. S’écoulant du centre vers les panneaux latéraux, elles nourrissaient le dessin à la manière de puissantes aortes, insufflant la vie dans chaque contour et chaque courbe. L’or occupait le cœur de la page. Scintillant sur le bord extérieur des spirales, transmettant son message de nœud en nœud, il rassemblait le motif comme un squelette d’épines.
Le noir formait les ombres. Il ne dessinait rien ; il soulignait, coupait, sapait tout le reste. Parfois, il privait l’or de son lustre avant de courir au long d’un filament écarlate, pour créer du contraste. Ouvrant de grands creux où s’abîmaient les spirales, pétrifiant les ornementations et les frises, le noir prenait autant qu’il donnait. Peut-être même davantage.
L’œil de Tessa volait de détail en détail. L’enluminure était splendide, effrayante, gorgée de puissance. Ses spirales étaient des ressorts écrasés, ses lignes vibraient sous la tension, prêtes à se rompre. Les courbes se bandaient comme des arcs, les intersections se gonflaient et les bordures ressemblaient moins à des décorations qu’à des fers, qui enchaînaient le motif à la page.
Aucun élément naturel ne figurait dans le motif. Pas la moindre plante, bête, terre, mer ou étoile. L’enluminure dégageait une sensation morbide, contre nature, qui transparaissait dans chaque boucle et chaque courbe. Elle avait le faux lustre d’un cadavre embaumé.
Tessa frissonna. Elle se sentait dépassée.
L’enluminure était une aberration. En la regardant, elle sentit au fond d’elle qu’Ilfaylen avait dû le savoir au moment de la peindre. Cette œuvre n’aurait jamais dû exister. Grotesque, artificielle, contrainte : elle implorait qu’on la défasse.
Tessa la déposa sur le sol devant elle, incapable d’en détacher les yeux, et dit : « Sortez votre matériel, Emith. Mélangez vos pigments et préparez le vélin : nous avons une enluminure à peindre. » Ces paroles avaient quelque chose d’officiel, de guindé, mais elle s’obligea à les prononcer. Elle ne voulait pas qu’Emith se doute qu’elle avait peur.
« Oui, demoiselle, dit Emith d’une petite voix empreinte de respect. Faut-il reproduire exactement les mêmes couleurs ? Le rouge est un vermillon à base de mercure, et le noir m’a l’air de mêler le carbone et le jais.
— Oui », répondit Tessa. Puis elle changea d’avis. « Non. Utilisez autant que possible des pigments végétaux ou animaux, plutôt que minéraux. C’est une chose morte que je vois là. J’ai besoin de peindre une œuvre qui soit imprégnée de vie. »
Izgard releva sèchement le poignet, et son lieutenant cria halte. L’ordre fut aussitôt relayé par d’autres tout au long de la colonne, s’amplifiant et se propageant jusqu’à ce que chaque homme, cheval ou bête de somme l’ait entendu. Lentement, progressivement, en l’espace d’un millier de pas, la masse pesante de l’armée garizonne s’immobilisa.
Ce n’était pas encore l’aube, pas tout à fait. Mais les premiers oiseaux s’envolaient, les renards se cachaient et la chaleur et le mouvement des chevaux faisaient fumer la rosée. Les moustiques continuaient à mordre. Izgard vit du sang sur le cou de son lieutenant ainsi que sur le flanc de son cheval. Lui-même n’avait pas été piqué. Les insectes l’évitaient de plus en plus ces derniers temps. Encore un effet bénéfique de la Ronce.
« Faut-il dresser le camp, sire ? » C’était le lieutenant. Comme l’ensemble des officiers, il connaissait ses ordres mais n’aurait jamais eu la présomption de les exécuter sans l’assentiment direct de son roi.
Izgard se prit d’affection pour cet homme – en dépit de sa peau grêlée et peu engageante. Il acquiesça. « Que tout soit terminé avant le lever du soleil. »
Tourné face à l’horizon, Izgard scruta la brume jaune et noir de Bay’Zell. Ce n’était pas un homme qui souriait volontiers mais ses lèvres s’étirèrent plaisamment néanmoins lorsqu’il réalisa à quel point il était proche de la plus grande cité portuaire d’Occident. Suivant son regard, le lieutenant eut l’audace de se joindre à son roi en souriant à son tour.
Izgard ne lui tint pas rigueur de cette intimité partagée, même s’il jugea préférable d’y mettre un terme par de nouveaux ordres. « Détache deux escouades à la surveillance pendant que l’on dresse le camp. Et deux autres pour en patrouiller les abords une fois que ce sera fait. Que nos fils dorment en toute sécurité. » Bay’Zell pouvait bien mariner pendant une demi-journée, en attendant l’assaut. Elle n’avait pas assez d’hommes ou de tripes pour passer à l’offensive. Pendant que la cité restait sans rien faire, sinon se tourmenter et attendre que son souverain vienne la sauver, trois de ses forteresses tomberaient. Une à l’ouest, une au nord et une à l’est : Castel Bess. Quand le soleil se coucherait de nouveau sur Bay’Zell, l’armée de Garizon au grand complet serait retranchée et prête à frapper.
Le lieutenant inclina la tête. « Pas d’autres instructions, sire ? »
Izgard pivota. En balayant du regard les rangs et les colonnes de son armée, il remarqua une file de chariots bâchés en train de s’immobiliser vers l’arrière. Cette vue fit courir un frisson de gêne le long de son échine. Ses deux atouts les plus précieux se trouvaient sous la bâche du deuxième chariot : sa couronne et son scribe.
Impuissant à se défaire de ce trouble, Izgard se tourna vers le lieutenant et lui dit : « Veille à ce qu’on érige la tente de mon scribe en premier. Je veux qu’il soit en mesure de travailler d’ici une heure. »